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Les cinq sens

Anthologie de poèmes sur le sens du goût

Le melon (fragment)

…………………
C’en est fait, le voilà coupé
Et mon espoir n’est point trompé.
Ô dieux ! que l’éclat qu’il me lance
M’en confirme bien l’excellence !
Qui vit jamais un si beau teint !
D’un jaune sanguin il se peint ;
Il est massif jusques au centre,
Il a peu de grains dans le ventre,
Et ce peu-là, je pense encore
Que ce soient autant de grains d’or ;
Il est sec ; son écorce est mince ;
Bref, c’est un vrai manger de prince.
Mais, bien que je ne le sois pas,
J’en ferai pourtant un repas
………………………
Non, le coco, fruit délectable,
Qui lui tout seul fournit la table
De tous les mets que le désir
Puisse imaginer et choisir,
………………………..
Ni le cher abricot, que j’aime,
Ni la fraise avecque la crème,
Ni la manne qui vient du ciel,
Ni le pur aliment du miel,
Ni la poire de Tours sacrée,
Ni la verte figue sucrée,
Ni la prune au jus délicat,
Ni même le raisin muscat
(Parole pour moi bien étrange),
Ne sont qu’amertume et que fange
Au prix de ce melon divin,
Honneur du climat angevin.

SAINT-AMANT, Poésies Choisies


Midi 1948

À partir du jour où la première « figue seconde » est mûre, vous pouvez compter que chaque matin une autre, dix autres figues secondes vous tombent dans la main, molles, le col infléchi, avec leur œil de faisan au derrière, et sur leur flanc les rayures parallèles qui fendillent leur tendre peau violette ou grise. Les premiers jours, on ne s’en rassasie pas. Qu’est-ce pour notre appétit que six, que dix, que douze figues encore froides de la nuit, qui s’ouvrent par moitiés, et rouges au-dedans comme la grenade ? Elles n’ont pas encore tout leur miel, et se font d’autant plus faciles à la bouche.
Mais la maturité se hâte et les multiplie. La semaine n’est pas finie que le gros figuier, et le jeune figuier d’en bas, et le figuier tortu, sont accablés de figues mûres, pendues par le goulot comme les nids de l’oiseau appelé cacique. Nous n’en venons pas à bout. Elles implorent la récolte totale, puis la claie. Faites vite, vous voyez bien qu’à son tour le raisin va s’impatienter, que la tomate est au terme de sa prodigalité et de sa rougeur et qu’il ne reste sur les pêchers que ces petits biscaïens pelucheux, dure mitraille qu’échangent les enfants.
Après quoi les arbres ne bercèrent que les pommes, abondantes au creux des vallons grassois et aux vergers de Solliès-Pont. Çà et là, l’une de ces belles normandes dépaysées choit et navigue, sur le petit flot étonné du Gapeau torrentueux.

COLETTE in Revue de Paris, mars 1949
écrivain français (1873-1954)


L’abricot (fragment)

La couleur abricot, qui d’abord nous contacte, après s’être massée en abondance heureuse et bouclée dans la forme du fruit, s’y trouve, par miracle, en tout point de la pulpe, aussi fort que la saveur soutenue.
……………………………………..
Pour les dimensions, une sorte de prune en somme, mais d’une tout autre farine, et qui, loin de se fondre en liquide bientôt tournerait plutôt à la confiture.
Oui, il en est comme de deux cuillerées de confiture accolées.
………………………………………… .
Ainsi, n’en doutons pas, un fruit pour la main droite, fait pour être porté à la bouche aussitôt.
On n’en ferait qu’une bouchée, n’était ce noyau fort dur et relativement importun qu’il y a, si bien qu’on en fait plutôt deux, et au maximum quatre.

FRANCIS PONGE, Le Grand Recueil, Gallimard, 1961.


Bouche

Le corps veut que nous mangions, et il nous a bâti ce théâtre succulent de la bouche tout éclairé de papilles et de houppettes pour la saveur. Il suspend au-dessus d’elles comme le lustre de ce temple du goût, les profondeurs humides et avides des narines.
Espace buccal. Une des inventions les plus curieuses de la chose vivante. Habitation de la langue. Règne de réflexes et de durées diverses. Régions gustatives discontinues. Machines composées. Il y a des fontaines et des meubles.
Et le fond de ce gouffre avec ses trappes assez traîtresses, ses instantanés, sa nervosité critique. Seuil et actes — cette fourrure irritée, la Tempête de la Toux.
C’est une entrée d’enfer des Anciens. Si on décrivait cet antre introductif de matière, sans prononcer de noms directs, quel fantastique récit !
Et enfin le Parler… Ce phénomène énorme là-dedans, avec tremblements, roulements, explosions, déformations vibrantes…

PAUL VALERY, Mélange (N.R.F.)



Ton estomac est d’abord un esclave ; l’esclave se révolte : l’estomac devient ton ennemi. Les chères, fidèles alliées sont les papilles ; savants, subtils agents de liaison. Un grand gourmand ne pouvait plus boire d’alcool, son foie l’avait trahi. Comment s’en tira-t-il ? Il se contenta dès lors d’offrir à ses papilles et laissa monter de l’arrière-bouche aux fosses nasales la saveur des cognacs, armagnacs, kirschs et calvados. Ces précieuses gorgées, il ne les avalait plus. « Un dégoûtant », penses-tu. Non. Telles sont les pratiques professionnelles des spécialistes qui, dans les chais de Bourgogne et du Bordelais, n’ont qu’un court contact papillaire avec la gorgée vermeille dont ils remplissent la coquille d’argent du taste-vin.
Par l’estomac, l’amateur de bonnes choses matérialise son plaisir, il l’enchaîne à la terre. Par les papilles, il le spiritualise ; il lui donne des ailes. Les grands gourmands sont des papillaristes. Le plus beau mot de gourmande, je l’ai entendu d’une femme. Elle dégustait je ne sais plus quelle chose parfaite. Elle apportait à sa délectation une soigneuse lenteur sensualiste :
— Ah ! soupira-t-elle comme son bonheur allait finir, quel dommage de ne pas avoir des papilles jusqu’au fond de l’estomac !

Jean-Louis VAUDOYER, Éloge de la gourmandise, Hachette, 1926.



J’ai trempé mon doigt dans la confiture

J’ai trempé mon doigt dans la confiture
Turelure.
Ça sentait les abeilles
Ça sentait les groseilles
Ça sentait le soleil.
J’ai trempé mon doigt dans la confiture
Puis je l’ai sucé,
Comme on suce les joues de bonne grand-maman
Qui n’a plus mal aux dents
Et qui parle de fées…
Puis je l’ai sucé
Sucé
Mais tellement sucé
Que je l’ai avalé !

René de OBALDIA, Innocentines (Mercure de France)




Spécialités dont une la plus exquise
ou de « Qu’est-ce ? » en « Qu’est-ce ? »


J’ai faim ! Allons-nous goûter ou manger ? Sur table en un restaurant orangé : lièvre à la royale, ortolans en caisse, bécasse flambée — sot qui rien y laisse — voire sole aux cèpes ! grillés rougets ! qu’est-ce (oh ! mon Dieu non, sans les outrager) pour mon goût gaulois, pour ma grande goule où chute un « entre-deux mers » qui roucoule, qu’est-ce auprès de Toi, qu’est-ce, vraiment qu’est-ce, Divine-Entrecôte-à-la-Bordelaise ? Reine entre les Réussites françaises !

Paul FORT, Ballades Bordelaises in Vive Patrie ! (Flammarion)



Menus

I
Foie de tortue verte truffé
Langouste à la mexicaine
Faisan de la Floride
Iguane sauce caraïbe
Gombos et choux palmistes

II
Saumon du Rio Rouge
Jambon d’ours canadien
Roast-beef des prairies du Minnesota
Anguilles fumées
Tomates de San-Francisco
Pale-ale et vins de Californie

III
Saumon de Winnipeg
Jambon de mouton à l’Écossaise
Pommes Royal-Canada
Vieux vins de France

IV
Kankal-Oysters
Salade de homard cœurs de céleris
Escargots de France vanilles au sucre
Poulet de Kentucky
Desserts café whisky canadian-club

V
Ailerons de requins confits dans la saumure
Jeunes chiens mort-nés préparés au miel
Vin de riz aux violettes
Crème au cocon de ver à soie
Vers de terre salés et alcool de Kawa
Confiture d’algues marines

VI
Conserves de bœuf de Chicago et salaisons allemandes
Langouste
Ananas goyaves nèfles du Japon noix de coco mangues
pomme-crème
Fruits de l’arbre à pain cuits au four

VII
Soupe à la tortue
Huîtres frites
Patte d’ours truffée
Langouste à la Javanaise

VIII
Ragoût de crabes de rivière au piment
Cochon de lait entouré de bananes frites
Hérisson au ravensara
Fruits
En voyage 1887-1923.


Blaise CENDRARS,
Kodak (Documentaire) (Stock, 1924)




[…] et des cases aux entrailles riches en succulences, et pas regardantes, et l’on s’y parque une vingtaine, et la rue est déserte, et le bourg n’est plus qu’un bouquet de chants, et l’on est bien à l’intérieur, et l’on en mange du bon, et l’on en boit du réjouissant et il y a du boudin, celui étroit de deux doigts qui s’enroule en volubile, celui large et trapu, le bénin à goût de serpolet, le violent à incandescence pimentée et du café brûlant et de l’anis sucre et du punch au lait, et le soleil liquide des rhums, et toutes sortes de bonnes choses qui vous imposent autoritairement les muqueuses ou vous les fondent en subtilités, ou vous les distillent en ravissements, ou vous les tissent de fragrances, et l’on rit, et l’on chante, et les refrains fusent à perte de vue comme des cocotiers :
ALLELUIA
KYRIE ELEISON… LEISON… LEISON,
CHRISTE ELEISON… LEISON… LEISON.

Aimé CESAIRE, Cahier d’un retour au pays natal.
poète antillais, (1913-2008).




Chanson du cidre

J’en ai bu un pichet, feu et flamme ! Qu’il était bon !
Mieux que le vin de feu et le vin blanc, le cidre donne
de la force à la tête !

Le cidre du Breton est un cidre nourrissant qui rend les
hommes forts !
Le cidre du Breton est le meilleur du monde.
Feu et flamme ! Qu’il était bon ! J’en aurais bu dix pots !

Un pichet de cidre, quelle excellente chose pour consoler
l’âme la plus triste !
Un pot de cidre est un remède qui met la joie au cœur !
Feu et flamme ! Qu’il était bon ! J’en aurais bu dix pots !

Dans la demeure du Breton, devant le cidre tressaille mon
cœur !
Avec quelques amis il est bien permis de boire du cidre !
Feu et flamme ! Qu’il était bon ! J’en aurais bu dix pots !

Allons ! Partisans des joyeuses fêtes, soyons tous contents
et heureux !
Car le cidre fait voler les esprits vers les cieux !
Feu et flamme ! Qu’il était bon ! J’en aurais bu dix pots !

François JAFFRENNOU, Chansons bretonnes, (Lafolye, Vannes)




Le héron

Un jour, sur ses longs pieds, allait je ne sais où
Le héron au long bec emmanche d’un long cou.
Il côtoyait une rivière.
L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours ;
Ma commère la carpe y faisait mille tours
Avec le brochet son compère.
Le héron en eût fait aisément son profit.
Tous approchaient du bord ; l’oiseau n’avait qu’à prendre ;
Mais il crut mieux faire d’attendre
Qu’il eut un peu plus d’appétit :
Il vivait de régime et mangeait à ses heures.
Après quelques moments, l’appétit vint : l’oiseau,
S’approchant du bord, vit sur l’eau
Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas ; il s’attendait à mieux,
Et montrait un goût dédaigneux, Comme le rat du bon Horace.
« Moi, des tanches ! dit-il ; moi, héron, que je fasse
Une si pauvre chère ! Et pour qui me prend-on ?
La tanche rebutée, il trouva du goujon.
« Du goujon ! c’est bien là le dîner d’un héron !
« J’ouvrirais pour si peu le bec ! Aux dieux ne plaise !
Il l’ouvrit pour bien moins ; tout alla de façon
Qu’il ne vit plus aucun poisson.
La faim le prit ; il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon.
Ne soyons pas si difficiles :
Les plus accommodants, ce sont les plus habiles ;
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner,
Surtout quand vous avez à peu près votre compte.
Bien des gens y sont pris. Ce n’est pas aux hérons
Que je parle ; écoutez, humains, un autre conte.
Vous verrez que chez vous j’ai puisé ces leçons.

LA FONTAINE, Fables, Livre Vll, fable IV.




[…] C’est un vin qui glisse comme du verre fondu, et qui coule dans les veines comme un feu fluide, lourd et rouge, dilatant le cœur et l’esprit. On se sent à la fois lourd et léger, leste comme l’antilope et pourtant incapable de bouger. La langue rompt les amarres, le palais s’épaissit agréablement, les mains décrivent des gestes larges et lâches, de ceux qu’on aimerait tirer d’un crayon gras et tendre. On aimerait peindre tout à la sanguine ou au rouge pompéien, avec de grandes éclaboussures de fusain et de noir de fumée. Les objets s’élargissent et se brouillent, les couleurs sont plus vraies et plus vives comme pour le myope quand il ôte ses verres. Mais par-dessus tout, c’est un vin qui réchauffe le cœur.

Henry MILLER, Le Colosse de Maroussi (Ed. du Chêne, 1948)


Marie, trempe ton pain,
Marie, trempe ton pain dans la soupe !
La soupe n’est pas bonne,
Voila Marie qui grogne.
Marie, trempe ton pain,
Marie, trempe ton pain dans le vin.
(Gascogne)



L’âme du vin

Un soir, l’âme du vin chantait dans les bouteilles :
« Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,
Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,
Un chant plein de lumière et de fraternité !

Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,
De peine, de sueur et de soleil cuisant
Pour enregistrer ma vie et pour me donner l’âme ;
Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,

Car j’éprouve une joie immense quand je tombe
Dans le gosier d’un homme usé par ses travaux,
Et sa chaude poitrine est une douce tombe
Ou je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.

Entends-tu retentir les refrains des dimanches
Et l’espoir qui gazouille en mon sein palpitant ?
Les coudes sur la table et retroussant tes manches
Tu me glorifieras et tu seras content :

J’allumerai les yeux de ta femme ravie ;
À ton fils je rendrai sa force et ses couleurs
Et serai pour ce frêle athlète de la vie
L’huile qui raffermit les muscles des lutteurs.

En toi je tomberai, végétale ambroisie,
Grain précieux jeté par l’éternel Semeur,
Pour que de notre amour naisse la poésie
Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur ! »

Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal
poète français (1821- 1867)



Chanson à boire

La bise hurle, hurle, le chant du vin s’élève.
La neige en flocons danse, la voûte noire s’éclaire.
Nous les bûcherons sommes treize
Nous régalant dans la forêt.

Le feu du foyer flambe, rouge,
La vapeur du vin brûle, forte,
Comme le vin nos cœurs bouillonnent
Nous sommes ivres-rouges avant boire.

La marmite où cuit coq ou daim
Embaume les bouffées du vent.
Pour apprécier les mets sauvages
Trinquons au travail de ce jour.

Qui donc a jamais eu de festin si grandiose
Que le nôtre parmi la nuit glacée des bois ?
Qui donc a jamais eu sentiment plus puissant
À boire sans ivresse, être ivres sans éclats.

Cette nuit notre vin de ses ardeurs rapides
Rattrapera le vent fou qui fuit dans la nuit.
Demain d’un même effort, épaule contre épaule
Nous coucherons les fûts vieux de dix mille années
Criant à la nature : Regarde ! regarde
Qui de nous a le souffle le plus fort !

Nous autres à peine nés nous goûtons le bon vin.
La vie dans la forêt lui ôte sa violence.
Pour vous si une goutte jamais n’a mouillé vos lèvres,
Venez sur nos chantiers et vous saurez quand même
ce qu’est une vie d’ivresse.

FUQIU, Voix de Bûcherons, 1964 in Poètes du peuple chinois (P.-J. Oswald)




Les chasseurs (fragment)

Chaque soir nous allumions un grand feu et nous bâtissions la hutte du voyage, avec une écorce élevée sur quatre piquets. Si j’avais tué une dinde sauvage, un ramier, un faisan des bois, nous le suspendions devant le chêne embrase, au bout d’une gaule plantée en terre, et nous abandonnions au vent le soin de tourner la proie du chasseur. Nous mangions des mousses appelées tripes de roche, des écorces sucrées de bouleau, et des pommes de mai, qui ont le goût de la pêche et de la framboise. Le noyer noir, I’érable, le sumac, fournissaient le vin à notre table. Quelquefois j’allais chercher parmi les roseaux une plante, dont la fleur allongée en cornet contenait un verre de la plus pure rosée. Nous bénissions la Providence qui, sur la faible tige d’une fleur avait place cette source limpide au milieu des marais corrompus, comme elle a mis l’espérance au fond des cœurs ulcérés par le chagrin, comme elle a fait jaillir la vertu du sein des misères de la vie.

François-René de CHATEAUBRIAND, Atala
écrivain français (1768-1848)


La faune

Et toi, que manges-tu, grouillant ?
— Je mange le velu qui digère le pulpeux
qui ronge le rampant.

Et toi, rampant, que manges-tu ?
— Je dévore le trottinant, qui bâfre l’ailé
qui croque le flottant.

Et toi, flottant, que manges-tu ?
— J’engloutis le vulveux qui suce le ventru
qui mâche le sautillant.

Et toi, sautillant, que manges-tu ?
— Je happe le gazouillant qui gobe le bigarré
qui égorge le galopant.

Est-il bon, chers mangeurs, est-il bon,
le goût du sang ? — Doux, doux ! tu ne sauras jamais
Comme il est doux, herbivore !

Géo NORGE, Famines (Stols, La Haye 1950)



Vache

On ne mène pas la vache
À la verdure rase et sèche,
À la verdure sans caresses.

L’herbe qui la reçoit
Doit être douce comme un fil de soie
Un fil de soie doux comme un fil de lait.

Mère ignorée,
Pour les enfants, ce n’est pas le déjeuner
Mais le lait sur l’herbe

L’herbe devant la vache,
L’enfant devant le lait.

Paul ÉLUARD, Poésies 1913-1936 (Gallimard)




Te souviens-tu mon Lou de ce panier d’oranges
Douces comme l’amour qu’en ce temps-là nous fîmes
Tu me les envoyas un jour d’hiver à Nîmes
Et je n’osai manger ces beaux fruits d’or des anges

Je les gardai longtemps pour les manger ensemble
Car tu devais venir me retrouver à Nîmes
De mon amour vaincu les dépouilles opimes
Pourrirent J’attendais Mon cœur la main me tremble !

Une petite orange était restée intacte
Je la pris avec moi quand à six nous partîmes
Et je l’ai retrouvée intacte comme à Nîmes
Elle est toute petite et sa peau se contracte.

Et tandis que les obus passent je la mange
Elle est exquise ainsi que mon amour de Nîmes
Ô soleil concentré riche comme mes rimes
Ô savoureux amour ô ma petite orange !

Les souvenirs sont-ils un beau fruit qu’on savoure ?
Le mangeant j’ai détruit mes souvenirs opimes
Puissé-je t’oublier mon pauvre amour de Nîmes !
J’ai tout mangé l’orange et la peau qui l’entoure

Mon Lou pense parfois à la petite orange
Douce comme l’amour le pauvre amour de Nîmes
Douce comme l’amour qu’en ce temps-là nous fîmes
Il me reste une orange
Un cœur un cœur étrange

Guillaume APOLLINAIRE, Ombre de mon amour (Pierre Cailler, Genève)




La mort de Socrate (fragment)

En détournant les yeux, le serviteur des Onze
Lui tendait le poison dans la coupe de bronze ;
Socrate la reçut d’un front toujours serein,
Et, comme un don sacré l’élevant dans sa main,
Sans suspendre un moment sa phrase commencée,
Avant de la vider acheva sa pensée.
……………………………………
Il dit ; et vers la terre inclinant le calice,
Comme pour épargner un nectar précieux,
En versa seulement deux gouttes pour les dieux,
Et, de sa lèvre avide approchant le breuvage,
Le vida lentement sans changer de visage,
Comme un convive avant de sortir d’un festin
Qui dans sa coupe d’or verse un reste de vin,
Et, pour mieux savourer le dernier jus qu’il goûte,
L’incline lentement et le boit goutte à goutte.
……………………………………………
On n’entendait autour ni plainte ni soupir !
C’est ainsi qu’il mourut, si c’était là mourir !

Alphonse de LAMARTINE
poète français (1790-1869)



Deux petits éléphants

« Premières méditations poétiques »

C’était deux petits éléphants,
Deux petits éléphants tout blancs.

Lorsqu’ils mangeaient de la tomate,
Ils devenaient tout écarlates.

Dégustaient-ils un peu d’oseille,
On les retrouvait vert-bouteille.

Suçaient-ils une mirabelle,
Ils passaient au jaune de miel.

On leur donnait alors du lait :
Ils redevenaient d’un blanc frais.

Mais on les gava, près d’Angkor,
Pour le mariage d’un raja,

D’un grand sachet de poudre d’or.
Et ils brillèrent, ce jour-là,

D’un tel éclat que plus jamais,
Même en buvant des seaux de lait,

Ils ne redevinrent tout blancs,
Ces jolis petits éléphants.

Maurice CAREME, Pomme de Reinette, (Bourrelier et Colin, 1962)



Gustatif

Cet autobus avait un certain goût. Curieux mais incontestable. Tous les autobus n’ont pas le même goût. Ça se dit, mais c’est vrai. Suffit d’en faire l’expérience. Celui-là — un S, pour ne rien cacher — avait une petite saveur de cacahouète grillée je ne vous dis que ça. La plate-forme avait son fumet spécial, de la cacahouète non seulement grillée mais encore piétinée. À un mètre soixante au-dessus du tremplin, une gourmande, mais il ne s’en trouvait pas, aurait pu lécher quelque chose d’un peu suret qui était un cou d’homme dans sa trentaine. Et à vingt centimètres encore au-dessus, il se présentait au palais exercé la rare dégustation d’un galon tresse un peu cacaote. Nous dégustâmes ensuite le chouigne-geume de la dispute, les châtaignes de l’irritation, les raisins de la colère et les grappes d’amertume.
Deux heures plus tard nous eûmes droit au dessert : un bouton de pardessus… une vraie noisette…

Raymond QUENEAU, Exercices de Style (Gallimard)
poète français (1903-1976)


Amour de l’art

Je n’aime pas les épinards.
J’aime les nectars, les pinards,
mais j’adore ton épine, Art,
ton fard, ton nard, ton coup de barre.

Jean CUTTAT, A quatre épingles
(Cahiers de la Renaissance Vaudoise, Lausanne, 1971)
poète suisse, né en 1916.


Le porc (fragment)

Cahotant sur ses quatre jambons trapus, c’est une trompe en marche qui quête, et toute odeur qu’il sent, y appliquant son corps de pompe, il l’ingurgite. […] Il renifle, il sirote, il déguste, et l’on ne sait s’il boit ou s’il mange ; tout rond, avec un petit tressaillement, il s’avance et s’enfonce au gras sein de la boue fraîche ; il grogne, il jouit jusque dans le recès de sa triperie, il cligne de l’œil. Amateur profond, bien que l’appareil toujours en action de son odorat ne laisse rien perdre, ses goûts ne vont point aux parfums passagers des fleurs ou de fruits frivoles ; en tout il cherche la nourriture : il l’aime riche, puissante, mûrie, et son instinct l’attache à ces deux choses, fondamental : la terre, I’ordure.

Paul CLAUDEL, Connaissance de l’Est (Mercure de France)
poète français (1868-1955)



La guêpe (fragment)

Elle pompe avec ferveur et coups de reins. Dans la prune violette ou kaki, c’est riche à voir : vraiment un petit appareil extirpeur particulièrement perfectionné, au point. Aussi n’est-ce pas le point formateur du rayon d’or qui mûrit, mais le point formateur du rayon (d’or et d’ombre) qui emporte le résultat du mûrissement.
Miellée, soleilleuse ; transporteuse de miel, de sucre, de sirop ; hypocrite et hydromélique. La guêpe sur le bord de l’assiette ou de la tasse mal rincée (ou du pot de confiture) : une attirance irrésistible. Quelle ténacité dans le désir ! Comme elles sont faites l’une pour l’autre ! Une véritable aimantation au sucre.

Francis PONGE, La Rage de l’Expression (Mermod, 1952)
poète français, né en 1899.


Le vieux sabre

Puisque je suis un vieux sabre, ami du sang et des moelles, comprenez, mes chers enfants, que je m’embête à crever, perdu dans la panoplie, près de deux sottes sagaies et d’un bouclier de paille. Vivement, du feu, du vent, du galop, du bon clairon qui secoue tout mon système nerveux ! Surtout, pour l’amour de Dieu, du sang au lieu de poussière, rien qu’une goutte de sang sur ma langue de vieux sabre.

Géo NORGE, Les Oignons (E.P.F., 1953)
poète français, né en 1898.