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La rhétorique de Pascal


« L’éloquence est un art de dire les choses de telle façon: 1e que ceux à qui l’on parle puissent les entendre sans peine et avec plaisir; 2e qu’ils s’y sentent intéressés, en sorte que l’amour-propre les porte plus volontiers à y faire réflexion ». (Pascal « Pensées »).


• Parmi les définitions de l’éloquence en voici une de Pascal, auteur abusivement réputé difficile. Examinons ce que certains critiques ont appelé assez improprement « la rhétorique de Pascal ». Il s’agit de l’opuscule
De l’esprit géométrique et de l’art de persuader et de quelques passages des Pensées, en particulier de l’exposé qui traite de la « Différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse ». En tout une trentaine de pages, dont il est intéressant de dégager l’essentiel. Il faut apprécier la clarté de la pensée de Pascal.
L’attention doit être attirée sur le sens de trois mots que l’on rencontre constamment au long de cette étude et au cours des lectures complémentaires que l’on pourra faire
: géométrie, entendement, et volonté.


Géométrie ne doit pas être pris au sens étroit d’étude de l’espace, mais au sens particulièrement pascalien de science mathématique:
«…
Ces trois choses (le mouvement, les nombres et l’espace) sont celles qu’elle (la géométrie) considère particulièrement et selon la recherche desquelles elle prend ces trois différents noms de mécanique, d’arithmétique. de géométrie, ce dernier mot appartenant au genre et à l’espèce » (« Esprit Géométrique »).



Le mot entendement est souvent, sans difficulté d’interprétation, remplacé par les mots raisonnement, raison ou esprit. Quant au mot volonté, il prêterait à de graves contresens, si l’on ne savait que Pascal lui substitue fréquemment les mots sentiment, agrément, plaisir, désir, amour, cœur.


Pascal fait reposer son art de persuader sur
une étude psychologique de l’homme. Il laisse de côté les vérités divines (« Dieu seul peut les mettre dans l’âme, et par la manière qui lui plaît ») et ne parle que des « vérités de notre portée ». Or ces vérités sont reçues de deux façons par « l’entendement » et la « volonté »:

« 
Personne n’ignore qu’il y a deux entrées par où les opinions sont revues dans l’âme, qui sont les deux principales puissances: l’entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l’entendement, car on ne devrait jamais consentir qu’aux vérités démontrées mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volonté; car tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours portés à croire non par la preuve, mais par l’agrément ».

(« Esprit Géométrique ». Sect. II).


Les principes de ces deux « voies » par où pénètre la persuasion sont
: pour l’entendement, les vérités évidentes et les axiomes; pour la volonté, les désirs naturels de l’homme:

« 
Ces puissances ont chacune leurs principes et les premiers moteurs de leurs actions. Ceux de l’esprit sont des vérités naturelles et connues à tout le monde, comme que le tout est plus grand que sa partie, outre plusieurs axiomes particuliers… Ceux de la volonté sont de certains désirs naturels et communs à tous les hommes, comme le désir d’être heureux, que personne ne peut pas ne pas avoir, outre plusieurs objets particuliers, que chacun suit pour y arriver… » (Ibid.).

« 
Les choses que nous devons persuader » se rattachent donc soit aux principes évidents, soit aux « désirs de notre cœur », soit aux deux à la fois, soit aux uns plutôt qu’aux autres, ou encore n’ont de liaison ni avec les uns ni avec les autres:

« 
Mais pour les qualités des choses que nous devons persuader, elles sont bien diverses.
Les unes se tirent, par une conséquence nécessaire, des principes communs et des vérités avouées. Celles-là peuvent être infailliblement persuadées.
Il y en a qui ont une union étroite avec les objets de notre satisfaction
: et celles-là sont encore reçues avec certitude…
Mais celles qui ont cette liaison tout ensemble, et avec les vérités avouées, et avec les désirs du cœur, sont si sûres de leur effet, qu’il n’y a rien qui le soit davantage clans la nature. Comme au contraire ce qui n’a de rapport ni à nos créances ni à nos plaisirs nous est importun, faux et absolument étranger.
En toutes ces rencontres il n’y a point à douter. Mais il y en a où les choses qu’on veut faire croire sont bien établies sur des vérités connues, mais qui sont en même temps contraires aux plaisirs qui nous touchent le plus. Et celles-là sont en grand péril de nous faire voir… que cette âme impérieuse qui se vantait de n’agir que par raison, suit par un choix honteux et téméraire ce qu’une volonté corrompue désire, quelque résistance que l’esprit trop éclairé puisse y opposer
 ». (Ibid.).


Pour faire admettre une opinion, il est donc nécessaire de connaître l’esprit et le cœur de la personne que l’on désire persuader:

« Il paraît de là que, quoi qu’on veuille persuader, il faut avoir égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connaître l’esprit et le cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime; et ensuite remarquer, dans la chose dont il s’agit, quels rapports elle a avec les principes avoués, ou avec les objets délicieux par le charme qu’on lui donne. De sorte que l’art de persuader consiste autant en celui d’agréer qu’en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison ». (Ibid.)


Il faudrait aussi que
celui qui cherche à persuader possède à la fois l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. Mais ces deux qualités se trouvent bien rarement unies:

« 
En l’un (l’esprit de géométrie) les principes sont palpables, mais éloignés de l’usage commun; de sorte qu’on a peine à tourner la tête de ce côté-là, manque d’habitude…
Mais, dans l’esprit de finesse, les principes sont dans l’usage commun… Il n’est question que d’avoir bonne vue, mais il faut l’avoir bonne car les principes sont si déliés et en si grand nombre qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. Or, l’omission d’un principe mène à l’erreur… Il faut tout d’un coup voir la chose d’un seul regard, et non pas par progrès de raisonnement, au moins jusqu’à un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins et que les fins soient géomètres
 ». (« L’Esprit de géométrie et l’esprit de finesse »).
Si l’esprit de finesse a tant de peine à s’exercer, si l’art d’agréer est d’un maniement si difficile, c’est que la volonté, que le cœur de l’homme sont instables, que les principes de ses plaisirs sont infinis
:
« 
La raison de cette extrême difficulté vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers dans tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversité, qu’il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi-même dans les divers temps. Un homme a d’autres plaisirs qu’une femme, un riche et un pauvre en ont de différents; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient; les moindres accidents les changent ». (« De l’esprit géométrique ». Sect. II).


Toutefois il existe des
règles de l’art de persuader, qui valent aussi bien pour l’art d’agréer aux désirs du cœur, que pour l’art de convaincre l’esprit, à la condition que l’on parte de « principes de plaisir » aussi fermes et immuables que les vérités évidentes reçues par l’entendement:
« 
Or il y a un art… pour voir la liaison des vérités avec leurs principes soit de vrai, soit de plaisir, pourvu que les principes qu’on a une fois avoués demeurent fermes et sans être jamais démentis ». (« De l’esprit géométrique ». Sect. II).


Cet art consiste en un certain nombre de règles, qui se ramènent à trois principales: définir clairement les termes dont on doit se servir; partir, pour prouver, de principes évidents; substituer mentalement la définition à la place du défini:

« Cet art, que j’appelle l’art de persuader, et qui n’est proprement que la conduite des preuves méthodiques parfaites, consiste en trois parties essentielles: à définir les termes dont on doit se servir par des définitions claires; à proposer des principes ou axiomes évidents pour prouver la chose dont il s’agit et à substituer toujours mentalement dans la démonstration les définitions à la place des définis ». (Ibid.).


Les deux premières règles sont faciles à comprendre. Il est peut-être nécessaire d’expliquer la troisième à de purs littéraires. Le mieux est de laisser la parole à Pascal
:

« 
Leur utilité et leur usage (aux définitions) est d’éclaircir et d’abréger le discours… En voici un exemple: si on a besoin de distinguer dans les nombres ceux qui sont divisibles en deux également d’avec ceux qui ne le sont pas, pour éviter de répéter souvent cette condition, on lui donne un nom en cette sorte: j’appelle tout nombre divisible par deux également, nombre pair. Voilà une définition géométrique… D’où il paraît que les définitions sont très libres… Il faut seulement prendre garde qu’on n’abuse de la liberté qu’on a d’imposer des noms, en donnant le même à deux choses différentes. Mais si l’on tombe dans ce vice, on peut lui imposer un remède très sûr et très infaillible: c’est de substituer mentalement la définition à la place du défini, et d’avoir toujours la définition si présente, que toutes les fois qu’on parle, par exemple, de nombre pair, on entende précisément que c’est celui qui est divisible en deux parties égales, et que ces deux choses soient tellement jointes et inséparables dans la pensée, qu’aussitôt que le discours en exprime l’une, l’esprit y attache immédiatement l’autre ». (« De l’esprit géométrique ». Sect. I).


Substituer mentalement la définition à la place du défini est donc
le moyen le plus sûr d’éviter les équivoques des sophistes:

« 
Rien n’éloigne plus promptement et plus puissamment les surprises captieuses des sophistes que cette méthode, qu’il faut avoir toujours présente, et qui suffit seule pour bannir toutes sortes de difficultés et d’équivoques ». (Ibid.).

À ceux qui pourraient dire que cette méthode est bien trop simple pour être digne d’attention, Pascal répond que c’est celle de la géométrie et que sa simplicité, conforme au génie de la nature, est la raison même de son succès
:

« 
La méthode de ne point errer est recherchée de tout le monde. Les logiciens font profession d’y conduire, les géomètres seuls y arrivent, et, hors de leur science et de ce qui l’imite, il n’y a point de véritables démonstrations…
La nature, qui seule est bonne, est toute familière et commune. Je ne fais donc pas de doute que ces règles, étant les véritables, ne doivent être simples, naïves, naturelles, comme elles le sont. Ce n’est pas « barbara » et « baralipton » qui forment le raisonnement. Il ne faut pas guinder l’esprit
; les manières tendues et pénibles le remplissent d’une sotte présomption par une élévation étrangère et par une enflure vaine et ridicule au lieu d’une nourriture solide et vigoureuse. Et l’une des raisons principales qui éloignent autant ceux qui entrent dans ces connaissances du véritable chemin qu’ils doivent suivre, est l’imagination qu’on prend d’abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, hautes, élevées, sublimes. Cela perd tout. Je voudrais les nommer basses, communes, familières: ces noms-là leur conviennent mieux; je hais ces mots d’enflure… ». (« De l’esprit de géométrie ». Sect. II).

Cette méthode une fois définie, il est facile de mieux voir le lien qui rassemble les diverses réflexions que nous rencontrons maintes fois dans nos lectures de Pascal
:

« 
La vraie éloquence se moque de l’éloquence ». (Pensées).
« 
Toutes les fausses beautés que nous blâmons dans Cicéron ont des admirateurs, et en grand nombre ». (Ibid.).
« 
Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme ». (Ibid.),
« 
On se persuade mieux, pour l’ordinaire, par les raisons qu’on a soi-même trouvées, que par celles qui sont venues dans l’esprit des autres ». (Ibid.).
« 
Éloquence. Il faut de l’agréable et du réel; mais il faut que cet agréable soit lui-même pris du vrai ». (Ibid.).
« 
L’éloquence est une peinture de la pensée ». (Ibid.).
« 
Qu’on ne me dise pas que je n’ai rien dit de nouveau: la disposition des matières est nouvelle quand on joue à la paume, c’est une même halle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux ». (Ibid.).

« Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui les lisent croient qu’ils auraient pu faire ». (« De l’esprit géométrique ». Sect. II).

À ces formules si pleines et heureuses, il est naturel d’ajouter la phrase célèbre
: « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ». Peut-être simplement prend-elle un sens plus profond après toutes les lectures de Pascal que nous venons de faire.