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François de Salignac de la Motte-
Fénelon (1651-1715)


Fénelon
Aucun homme du siècle de Louis XIV n'a mérité plus d'affection et de respect que Fénelon. Il eut le rare privilège de n'avoir point d'ennemis : il n'y a qu'une voix pour proclamer la noblesse de son caractère et la beauté de ses vertus. J.-J. Rousseau lui-même, quoique philosophe et peu croyant, disait qu'il aurait voulu vivre du temps de Fénelon pour lui servir de valet de chambre.

François de Salignac de la Motte-Fénelon naquit à Sarlat, en Périgord, en 1651, d'une famille ancienne et noble. Dès son enfance, il montra les dispositions les plus heureuses : à douze ans, il savait parfaitement le grec, écrivait en latin et en français avec élégance et facilité et avait lu les grands écrivains de l’Antiquité ; ses auteurs favoris étaient Homère, Sophocle et Euripide. Il fut placé au collège de Cahors, puis il entra au séminaire de Saint-Sulpice à Paris, où les maîtres les plus habiles prirent un soin tout particulier de sa belle intelligence. Il y fit de fortes études théologiques et y apprit à pratiquer toutes les vertus chrétiennes. Son génie fut si précoce, qu'à l'exemple de
Bossuet, on le fit prêcher à l'âge de quinze ans, devant une assemblée d'élite, un sermon qui eut le plus grand succès.

Mais son oncle, homme d'une vertu rigide, craignant pour lui les dangereux applaudissements du monde, l'obligea de se renfermer dans les fonctions les plus obscures. À vingt-quatre ans, Fénelon fut ordonné prêtre. Il crut, un moment, que sa vocation était d'être missionnaire, et, quoique sa santé fût délicate, il eut l'idée de partir pour le Canada. Malgré son enthousiasme, il abandonna ce projet pour ne pas affliger ses parents.

À vingt-sept ans, il fut nommé directeur de la communauté des
Nouvelles Catholiques. C'était un établissement fondé par l'archevêque de Paris pour instruire des jeunes filles protestantes qui avaient abjuré la Réforme. C'est au milieu de ces modestes fonctions que Fénelon composa son Traité de l’Éducation des filles. La duchesse de Beauvilliers le lui avait demandé pour la diriger dans l'éducation de ses enfants. Le duc de Beauvilliers, jugeant que cet ouvrage pouvait devenir un livre élémentaire pour toutes les familles, le fit imprimer. C'est à lui que nous devons ce traité, qui est un chef-d'œuvre de délicatesse, de grâce et de génie.

Cet ouvrage fut suivi du
Traité du Ministère des pasteurs, dont le but était de combattre la Réforme. Il est écrit sans passion, sans aigreur et sans emportement.
Fénelon semblait se préparer à la mission que le roi allait lui confier. Ce livre de controverse attira, en effet, sur l'auteur l'attention de Louis XIV, qui venait de révoquer l'édit de Nantes. Pour affermir les nouveaux convertis et préparer la conversion des autres, le roi envoyait des missionnaires dans les provinces où les protestants étaient nombreux. La force, les menaces, les horreurs des dragonnades ayant échoué auprès de ces populations héroïques dans la défense de leur foi, le cruel roi voulut essayer des moyens doux et persuasifs de la prédication. Il jeta les yeux sur Fénelon pour prêcher une mission dans la Saintonge et dans l'Aunis.
Fénelon accepta, mais il demanda au roi, comme une grâce, d'éloigner les troupes des lieux où il exercerait son ministère. « Si on voulait leur faire abjurer le christianisme et suivre l'Alcoran, écrivait-il à Bossuet qui lui avait procuré cette charge en le recommandant au roi, il n'y aurait qu'à leur montrer les dragons. »

Après un an de séjour dans le Poitou, Fénelon fut nommé précepteur du duc de Bourgogne. C'était une grande tâche que celle de former l’héritier de la couronne, surtout quand on se rappelle le caractère de ce jeune enfant.

« Le duc de Bourgogne, dit Saint-Simon, naquit terrible et dans sa première jeunesse fit trembler ; dur, colère jusqu'aux derniers emportements contre les choses inanimées ; impétueux avec fureur, incapable de souffrir la moindre résistance sans entrer dans des fougues à faire craindre pour sa vie, opiniâtre à l'excès, livré à toutes les passions, et transporté de tous les plaisirs, souvent farouche, naturellement porté à la cruauté, barbare en railleries, saisissant les ridicules avec une justesse qui assommait ; de la hauteur des cieux il ne regardait les hommes que comme des atomes, avec qui il n'avait aucune ressemblance. »
Voilà le caractère qu'il s'agissait de réformer.

Le premier soin de Fénelon fut d'étudier les inclinations et la portée intellectuelle de son élève, afin d'y proportionner son enseignement. Il mit tout en œuvre, douces réprimandes, railleries fines, indulgence ou fermeté pour assouplir ce caractère indomptable. Ses efforts furent couronnés d'un plein succès. En très peu de temps, dit encore le duc de Saint-Simon, la dévotion et la grâce firent du prince un autre homme, et changèrent tant et de si redoutables défauts en vertus parfaitement contraires. » De cet enfant indomptable, il fit un prince affable, doux, humain, modéré, patient, modeste, humble et austère pour soi. Tout appliqué à ses obligations, et les comprenant immenses, le duc ne pensa plus qu'à allier les devoirs de fils et de sujet, à ceux auxquels il se voyait destiné. C’est pour l'éducation de ce jeune prince que Fénelon a composé la plupart de ses ouvrages :
les Fables, les Dialogues des Morts, le Traité sur l’Existence de Dieu, les Dialogues sur l'Éloquence, Télémaque, etc.

C'est ainsi que s'acheva, avec un plein succès, l'éducation du duc de Bourgogne, aux applaudissements de la France entière.

Tant de mérite devait enfin trouver sa récompense. Fénelon fut élu membre de l'Académie française en remplacement de Pellisson. L'année suivante, il obtint la riche abbaye de Saint- Valéry-sur-Somme, et peu de mois après, il fut nommé archevêque de Cambrai. C'est vers cette époque qu'éclata la querelle du
quiétisme qui mit Fénelon aux prises avec Bossuet et qui fut pour lui la source de tant d'amertumes. Le quiétisme est un état de l’âme qui consiste à aimer Dieu pour lui-même, sans mêler à cet amour l'idée de notre propre intérêt.
Cette doctrine fut propagée par Mme Guyon, femme d'une dévotion tendre et affectueuse, qui n'épargna aucune peine pour la répandre : elle était intimement liée avec la famille du duc de Beauvilliers et avec Mme de Maintenon. C'est là que Fénelon fit sa connaissance. Il fut charmé de sa piété et embrassa ses idées
avec enthousiasme.

Mais Bossuet, qui se croyait l'oracle de la religion, découvrit de graves dangers pour l’Église, dans cette spiritualité exaltée, qui pouvait induire les âmes faibles à négliger la pratique des bonnes œuvres. L'Aigle de Meaux appesantit sa serre cruelle sur une femme et sur son ami, comme il l'avait si durement appesantie sur les protestants. Il fit jeter Mme Guyot dans les cachots de Vincennes, puis à la Bastille, et ne recula même pas devant la calomnie : non seulement il attaqua ses erreurs, mais il l'accusa de conduite scandaleuse.
Fénelon, si doux, bondit d'indignation en voyant diffamer ainsi une femme qu'il croyait sainte et qui était son amie : sans hésiter, il entra dans la lice contre son redoutable adversaire, et écrivit l'Explication des Maximes des saints sur la vie intérieure. Dès que ce livre parut, Bossuet alla lui-même dénoncer l'hérétique à Louis XIV et lui demanda pardon « de ne lui avoir pas révélé plus tôt l'hypocrisie et le fanatisme de son confrère ». Le grand roi, qui n'avait pas déjà beaucoup de sympathie pour l'archevêque de Cambrai, parce qu'il redoutait son influence à la cour, lui retira ses faveurs.
Il convoqua une assemblée d'évêques, partisans de Bossuet, et leur déféra l'examen du livre de Fénelon ; celui-ci déclina leur compétence et demanda au roi la permission d'aller lui-même en appeler à Rome. Le roi lui défendit de sortir du royaume et lui enjoignit de rentrer dans son diocèse. C'est en vain que le jeune duc de Bourgogne se jeta à ses pieds : « Non, mon fils, lui répondit le roi, je ne suis pas maître de faire de ceci une affaire de faveur. Il s'agit de la sûreté de la foi ; Bossuet en sait plus en cette matière que vous et moi. » À partir de ce jour, il ôta à Fénelon le titre et les appointements de précepteur et lui interdit de se présenter à Versailles. Après un an de discussion, on soumit le livre au jugement de Rome. Malheureusement, le pape n'eut pas le courage de résister à Louis XIV, qui demandait la condamnation de l’archevêque comme une chose nécessaire au repos et au bien de l'État. Au bout de six mois, il condamna le livre. Fénelon allait monter en chaire lorsqu'il reçut cette fatale nouvelle. Aussitôt il se recueille, change le sujet de son sermon et adresse à ses auditeurs une touchante allocution sur l'obéissance que nous devons à nos supérieurs. Peu de jours après, il publia un mandement où il accepta, sans restriction, la condamnation prononcée par le Saint-Siège. On devine combien cette âme pieuse et tendre dut souffrir pendant cette triste querelle. Bossuet se montra à son égard, ce qu'il était d'ailleurs pour tous : insensible, dur, hautain, implacable. L'Aigle de Meaux ne fut satisfait que lorsqu'il eut étreint et étouffé dans ses serres celui qu'on appelait le Cygne de Cambrai, et dont l'incontestable mérite lui portait peut-être ombrage. Il fut sévèrement jugé par le pape lui-même :
« Si Fénelon aime Dieu, dit-il, Bossuet n'aime pas assez son prochain. »
Plus tard, Fénelon exprima la douleur que lui inspira cette lutte : « Trop heureux, disait-il, si, au lieu de ces guerres d'écrits, nous avions toujours fait notre catéchisme dans notre diocèse, pour apprendre aux pauvres villageois à craindre et à aimer Dieu. »

On crut un instant que la soumission de Fénelon allait le faire rentrer en grâce auprès de Louis XIV. Il n'en fut rien. La publication de
Télémaque vint, au contraire, achever de le perdre dans l'esprit du roi.
L'envie chercha dans cet ouvrage des allusions et une critique de Louis XIV et de son gouvernement. Fénelon protesta avec indignation contre l'odieuse calomnie dont il était encore victime. Voici, au reste, ce qu'il en dit lui-même dans une lettre écrite au P. le Tellier :
« Pour Télémaque c'est une narration fabuleuse en forme de poème épique, comme ceux d'Homère et de Virgile, où j'ai mis les principales instructions qui conviennent à un prince que sa naissance destine à régner. Je l'ai fait dans un temps où j'étais charmé des marques de bonté et de confiance dont le roi me comblait. Il aurait fallu que j'eusse été non seulement l'homme le plus ingrat, mais encore le plus insensé, pour y vouloir faire des portraits satiriques et insolents. J'ai horreur de la seule pensée d’un tel destin.
Il est vrai que j'ai mis dans ces aventures toutes les vérités nécessaires pour le gouvernement, et tous les défauts qu'on peut avoir dans la puissance souveraine ; mais je n'en ai marqué aucun qui tende à aucun portrait ni caractère. Plus on lira cet ouvrage, plus on verra que j'ai voulu dire tout, sans peindre personne. »

Fénelon accepta sa disgrâce avec une résignation chrétienne : il ne s'occupa plus que des exercices de son saint ministère. Il aimait à parcourir les villages de la Flandre pour instruire de simples paysans : il avait le don de se mettre à leur portée. Souvent, dans ses tournées pastorales, il entrait dans leurs chaumières et demandait à partager leur repas champêtre.
Un jour, dans une de ces promenades, il rencontre un jeune paysan tout en larmes, parce qu'il venait de perdre une vache, seul bien de sa pauvre famille. Le digne archevêque le console et lui promet de l'aider à la retrouver : il la retrouve, en effet, dans une prairie, et la ramène lui-même à la cabane du paysan.

La France touchait au terme de sa prospérité, et Fénelon, avant de mourir, eut la douleur d'être témoin de ses premiers malheurs. Le duc de Bourgogne, malgré la disgrâce du roi, lui était toujours resté fidèle ; lorsqu'il partit pour la campagne de 1702, il obtint la permission de voir son ancien précepteur, à condition qu'il ne lui parlerait pas en particulier. L'archevêque se rendit à l'hôtel où le prince devait descendre. Ils s'embrassèrent les larmes aux yeux ; il y avait cinq ans qu'ils ne s'étaient pas vus. Il fallut se quitter encore ; ils s'embrassèrent de nouveau : « Adieu, mon bon ami, dit le prince d'une voix qu'entrecoupaient les sanglots ; je sais ce que je vous dois ; vous savez ce que je vous suis. » Ils ne devaient plus se revoir.

Pendant cette désastreuse guerre de la succession d'Espagne, qui coûta à la France des torrents de sang, Fénelon déploya une infatigable charité. La Flandre fut le théâtre principal des hostilités. Tant que dura la guerre, le palais de l'archevêque de Cambrai devint l'asile des officiers et des soldats malades ou blessés.
« Sa maison ouverte, et sa table de même, dit Saint-Simon, avaient l'air de celle d'un gouverneur de Flandre, et tout à la fois d'un palais vraiment épiscopal ; et toujours beaucoup de gens de guerre distingués, et beaucoup d'officiers particuliers, sains, malades, blessés, logés chez lui, défrayés et servis, comme s'il n'y en eût qu'un seul, et lui ordinairement aux consultations des médecins et des chirurgiens ; il faisait d'ailleurs auprès des malades les fonctions du pasteur le plus charitable ; et souvent il allait exercer le même ministère dans les maisons et les hôpitaux où l'on avait dispersé les soldats, et tout cela sans oubli, sans petitesse, et toujours prévenant, avec les mains ouvertes. Aussi était-il adoré de tous. »

Les dernières années de Fénelon furent abreuvées d'amertume. Il vit mourir successivement tous ceux qu'il aimait avec le plus de tendresse : en 1714, le
grand Dauphin, fils de Louis XIV ; l'année suivante, Madame la duchesse de Bourgogne, et enfin son tendre élève, le duc de Bourgogne. À cette terrible nouvelle, il s'écria : « Tous mes liens sont rompus, rien ne saurait plus m'attacher à la terre ! » Ce coup ébranla sa santé. « Je ne suis plus qu'un squelette, disait-il, qui marche et qui parle, mais qui mange et qui dort peu. » La mort du duc de Beauvilliers fut le dernier coup qui frappa son âme. Il écrivit à la duchesse de Beauvilliers ces paroles touchantes : « Nous retrouverons bientôt ce que nous n'avons point perdu ; nous en approchons tous les jours à grands pas ; encore un peu, et il n'y aura plus de quoi pleurer. » Quelques jours après, il tomba malade. Il comprit que la fin de ses peines était venue : « Je n'en réchapperai pas, dit-il à un ecclésiastique de sa maison ; je ne dois plus que songer à mourir. » Il mourut en se faisant réciter les hymnes les plus sublimes et les plus douces. « Répétez-moi ce passage, disait-il, en savourant ces chants d’espérance ; encore, encore ! jamais assez de ces divines paroles ! » « Seigneur, s'écria-t-il une fois, si je suis encore nécessaire à votre peuple, je ne refuse point le travail du reste du jour ; faites votre volonté ! » Un de ses amis attristé par ces paroles, lui dit : « Mais pourquoi nous quittez-vous ? Dans cette désolation, à qui nous laissez-vous ? Peut-être que les bêtes féroces vont venir ravager votre petit troupeau ! » Il ne répondit que par un regard tendre et par un soupir. Il expira doucement, le 7 janvier 1715.

D’après Daniel Bonnefon, Les écrivains célèbres de la France, ou Histoire de la littérature française depuis l'origine de la langue jusqu'au XIXe siècle (7e éd.), 1895, Paris, Librairie Fischbacher.