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Les reprises nominales et pronominales


Observation

Tante Julia


Elle flânait depuis cinq bonnes minutes devant le rayon des shetlands. Tout à coup, ses doigts jaillissent, s’enroulent, un petit pull est entièrement aspiré dans le creux de sa main, puis sa main avalée par son sac, lequel déglutit, et recrache une main vide.
Je l’ai vue. Mais de l’autre côté du comptoir,
Cazeneuve, le flic approprié, l’a vue aussi. Heureusement, je suis plus près d’elle que lui. Pendant qu’il sort ses crocs en faisant le tour du rayon, je franchis, moi, les deux pas qui me séparent de ma belle voleuse. Je plonge ma main dans le sac en la forçant à se retourner vers moi, et je retire le pull que je plaque sur ses épaules comme si je le lui essayais. En même temps, je murmure entre mes dents, avec un air réfléchi :
— Ne faites pas la conne, le mouchard de service est juste derrière vous.
Non seulement elle a le réflexe de ne pas protester, mais elle s’exclame d’une belle voix rauque :
— Il me va bien, non ? Qu’est-ce que tu en penses ?
Pris de court, je réponds n’importe quoi.
— Très bien avec tes yeux, tante Julia, mais pas avec tes cheveux.
En fait, je ne vois que ses yeux. Deux amandes pailletées d’or, bordées de cils qui me chatouillent presque le nez. Derrière ces merveilles, deux autres yeux me fusillent. Ce sont les sabords de Cazeneuve. Je jette négligemment le pull sur le comptoir, en choisis un autre que je tends devant la fille, en reculant la tête, avec un air connaisseur. Revenu à lui, Cazeneuve intervient. Il n’y va pas par quatre chemins.
— Arrête ton cirque, Malaussène, j’ai très bien vu cette fille faucher le premier pull.
— « Cette fille » ? c’est une façon de parler à la clientèle, Cazeneuve ? Un bon garçon comme toi ?
Je dis cela sur le ton rêveur de quelqu’un qui pense à autre chose. C’est que le second pull (c’est décidé, je m’établis dans les fringues !) sied à ravir à ma gentille lionne. Et je dis :
— Celui-là te va très bien, tante Julia.

Daniel Pennac, Au bonheur des ogres, Gallimard, 1985.


Questions


1. Relevez, dans l’ensemble du passage, tous les mots et expressions qui reprennent le premier mot du texte et classez-les : noms, pronoms sujet, pronoms objet, noms propres. Que constatez-vous sur l’apparition du nom propre ? Quel est l’effet produit ?

2. Faites de même pour le mot en gras. Donnez la nature grammaticale des mots de reprise.

3. Que constatez-vous sur les reprises de
Cazeneuve  ? Dans quel passage n’est-il pas repris par un pronom personnel ? Pourquoi ?

4. Que reprend le groupe nominal
ces merveilles ?


Leçon

Pour constituer un discours ou un texte cohérent, il ne suffit pas de désigner les éléments de son univers (êtres, objets, idées). Il faut, en outre, reprendrel’information qui a été donnée.

Pour évoquer un individu, un objet qui a été déjà présenté, on se sert le plus fréquemment d’expressions de reprise et, dans certains cas, d’expressions d’annonce.

1. La reprise

C’est le procédé qui consiste à reprendre, en totalité ou en partie, des informations données précédemment. Ce procédé ne se limite pas à la phrase.

Les procédés de reprise sont nombreux. On distingue les reprises nominales et les reprises pronominales.


A. Les reprises nominales

• la reprise par le même nom

La reprise d’un groupe nominal peut s’effectuer en utilisant le même nom. Celui-ci est alors introduit par les déterminants
le ou ce
Ex. :
Je retire le pull […]. Je jette négligemment le pull sur le comptoir.
J’en choisis un autre que je tends devant
la fille […] Malaussène, j’ai très bien vu cette fille

Cette reprise est fidèle, car elle reprend exactement l’antécédent.

• la reprise par un autre nom

Pour éviter les répétitions, la reprise d’un groupe nominal se fait le plus souvent avec un nom différent du premier. Les noms de reprise peuvent être des synonymes ou des hyperonymes (termes plus généraux) :
Ex. :
Je retire le pull […]. Je jette négligemment le chandail, le tricot, le lainage, le vêtement sur le comptoir.

La reprise par un autre nom permet :

- d’apporter des renseignements supplémentaires sur l’être ou l’objet dont on parle ;

- d’ajouter des éléments de description.

- d’ajouter d’autres points de vue, des jugements :
Ex. :
La fille/ma belle voleuse/ma gentille lionne.


• la reprise nominale d’un énoncé précédent

Certains groupes nominaux peuvent reprendre toute une phrase, un paragraphe, un texte précédent :
Ex. :
En fait, je ne vois que ses yeux. Deux amandes pailletées d’or, bordées de cils qui me chatouillent presque le nez. Derrière ces merveilles, deux autres yeux me fusillent.

L’emploi du déterminant
ce est possible, car l’antécédent est placé juste avant. Le mot « merveille » permet d’ajouter un jugement positif sur l’antécédent.


B. Les reprises pronominales

Les pronoms de reprise sont essentiellement les pronoms personnels de troisième personne (
il, elle, eux, elles), les pronoms démonstratifs (celui-ci, celui-là, celle-ci, celle-là, ceux-ci, ceux-là, celles-ci, celles-là, ceci, cela, ça) et certains indéfinis (aucun, pas un, quelques-uns, n’importe lequel…).

• Le pronom de reprisereprend le plus souvent un groupe nominal, appelé
antécédent et que le destinataire doit pouvoir identifier sans ambiguïté.

Le pronom prend le même genre et le même nombre que l’antécédent :
Ex. :
Je décide de suivre ma belle apparition. Elle a de longs doigts nerveux.

• Le pronom peut reprendre une phrase entière :
Ex. :
« Cette fille » ? c’est une façon de parler à la clientèle, Cazeneuve ? Un bon garçon comme toi ? Je dis cela sur le ton rêveur de quelqu’un qui pense à autre chose.

Les pronoms
cela, ça, ce peuvent servir à reprendre :

— des groupes nominaux détachés, quand ils ont un sens générique :
Ex. :
Le journalisme, cela m’intéresse beaucoup.

— des phénomènes que l’on désigne, mais sans pouvoir les identifier :
Ex. :
La voiture fait un drôle de bruit. Ça vient de la courroie du ventilateur.

— tout un énoncé précédent, quand on veut éviter d’utiliser un mot précis :
Ex. :
J’ai lu les trois premiers chapitres de ton roman. Cela m’a plu, finalement.


Remarque :

Le pronom
ceci est réservé en principe au procédé d’annonce et non de reprise d’un énoncé précédent :
Ex. :
Dites ceci au ministre : les mesures qu’il prend seront inefficaces.


C. Les reprises par association

• Les déterminants possessifs de troisième personne (
son, sa, ses) permettent de déterminer un être ou un objet nouveau en le mettant en rapport avec un nom antécédent :
Ex. :
Pierre a perdu ses lunettes et ses clefs (=les lunettes de lui ; les clefs de lui).

• les pronoms possessifs, démonstratifs, certains groupes de mots sans nom réalisé, avec ou sans adjectif, peuvent également reprendre l’antécédent par association d’idées :

Ex. : Marc m’a prêté sa voiture. La mienne est au garage.
Ma voiture est en panne ; je vais prendre
celle d’Estelle.
Je jette négligemment le pull sur le comptoir, en choisis
un autre que je tends devant la fille.
Mon ordinateur est bien poussif. J’aimerais bien en avoir un nouveau., semblable à celui que j’ai vu à Apple-Expo.


2. L’annonce

Il arrive, surtout à l’oral, qu’un personnage, un objet, une idée soit d’abord évoqué par un pronom, et dénommé précisément dans la suite.

• C’est le cas des phrases segmentées :
Ex. :
Alors, il l’a rentrée au garage, ton père, la voiture ?

• Dans le cas d’un exposé, les pronoms démonstratifs neutres
ceci, ça permettent d’annoncer les éléments du discours qui n’ont pas encore été nommés ou d’annoncer un énoncé, plus ou moins long, qui va suivre :

Ex. : Retenez bien ceci : le carré de la longueur de l’hypoténuse d’un triangle rectangle est égal à la somme des carrés des longueurs.

Pour l’expression écrite :

Le procédé d’annonce, beaucoup moins fréquent que la reprise dans la langue courante, permet, en littérature, de créer une attente ou suspens. C’est le cas dans ce début de roman :

« Elles allaient d’un village à l’autre, et dans chacun (ou du moins ce qu’il en restait) d’une maison à l’autre, parfois une ferme en plein champ qu’on leur indiquait, qu’elles gagnaient en se tordant les pieds dans les mauvais chemins, leurs chaussures de ville souillées d’une boue jaune que l’une des deux sœurs parfois essuyait maladroitement à l’aide d’une touffe d’herbe , tenant de l’autre main son gant noir, penchée comme une servante, parlant d’une voix grondeuse à la veuve qui posait avec impatience son pied sur une pierre ou une borne[…]»

Claude Simon, L’Acacia, Editions de Minuit, 1989.


Résumé

Pour constituer un discours ou un texte cohérent, il faut reprendre l’information qui a été donnée pour évoquer un individu, un objet qui a déjà été présenté.

On se sert pour cela le plus fréquemment d’expressions de reprise et dans certains cas d’expressions d’annonce.
Les expressions de reprise peuvent être nominales ou pronominales. Elles permettent de reprendre un antécédent, que celui-ci soit un groupe nominal, une partie de phrase, une phrase ou un paragraphe entier.

Les reprises peuvent être totales, partielles ou associatives. Dans tout type de discours, il est important d’éviter les ambiguïtés sur l’antécédent.

Leçon publiée dans le manuel Grammaire et expression 3e Nathan