x
(null)

Œuvres de Fénelon


Traité de l'Éducation des filles (1687)

fénelon2
Dans ce traité, l'auteur fait commencer l'éducation des femmes à cette époque de la vie où un seul et même nom convient aux deux sexes. Dans la première partie, il s'adresse aux parents et aux instituteurs et fait leur éducation encore plus que celle de leurs enfants ou de leurs élèves. C'est aux enfants même qu'il adresse ensuite ses instructions. Il s'occupe successivement des facultés morales et intellectuelles et établit sur les principes religieux tout son système d'éducation. Il parle à leur raison naissante par des images sensibles ; c'est ainsi qu'il profite de la poupée pour inculquer aux petites filles les premières notions des choses et leur donner même des aperçus de morale philosophique et religieuse.


Il est ennemi de la superstition et des dévotions qu'un zèle indiscret introduit ; mais il veut que les femmes soient pénétrées de la religion, et il leur expose tous les points de la doctrine catholique avec une clarté admirable. S'il blâme certaines pratiques de piété ou les élans d'une imagination trop tendre, il ne désapprouve pas l'instruction, les connaissances, les talents d'agrément nécessaires aux femmes pour remplir avec succès tous les devoirs que leur imposent la nature et la société. Les femmes exercent à ses yeux un rôle civilisateur, et il ne faut pas les condamner à une ignorance absolue sous prétexte que quelques-unes se sont rendues ridicules par la présomption de leur savoir.

Pour les romans, il les leur interdit absolument.

Donnant ensuite des leçons de bon goût sur les costumes et les modes, il remarque que le luxe ruine les familles, que certaines parures inventées ou acceptées par la vanité des femmes leur font perdre leurs avantages naturels.

Suivant la femme dans la famille et dans la vie du monde, il lui expose ses devoirs. « Il faut, dit-il, accoutumer les filles, dès l'enfance, à gouverner quelque chose, à faire des comptes, à voir la manière de faire des marchés de tout ce qu'on achète, et à savoir comment une chose soit faite pour être d'un bon usage.
C'est le bon ordre et non certaines dépenses sordides qui font les grands profits. »

Jugement :

Ce
Traité réunit plus d'idées justes et utiles, plus de vérités pratiques et de saine morale que beaucoup d'ouvrages volumineux écrits depuis sur le même sujet. Fénelon ne pouvait indiquer les modifications que tout instituteur éclairé doit employer selon la différence des caractères, des penchants et des dispositions des enfants ; mais il saisit avec tant d'art et de profondeur tous les traits uniformes dont la nature a marqué ces premiers âges de la vie, qu'il n'est aucune mère de famille qui ne doive retrouver dans ce tableau l'image de son enfant et l'expression fidèle des défauts qu'elle doit s'efforcer de prévenir, des penchants qu'elle doit chercher à rectifier et des qualités qu'elle doit développer. C'est ainsi qu'un ouvrage, destiné à une seule famille, est devenu un livre élémentaire qui convient à toutes les familles, à tous les temps et à tous les lieux.

Fables (1712)

Nous avons dit combien était impétueux et peu maniable le caractère du duc de Bourgogne dont Fénelon était le précepteur. Le prélat tâcha de corriger, au moyen d'apologues, les défauts du jeune prince. Il est facile de suivre la progression de ces Fables en les comparant au développement que l'âge et la raison devaient amener dans l'éducation du duc de Bourgogne ; la simplicité, la précision de quelques-unes, montrent qu'elles s'adressent à un enfant dont il fallait éviter de fatiguer la mémoire ; d'autres indiquent des vérités plus élevées. Dans tous ces apologues, Fénelon accoutume le jeune prince à son rôle royal.

Jugement :

« La philosophie des
Fables de Fénelon, dit Palissot, n'est point ce pédantisme sec et aride qui flétrit le cœur de l'enfant en lui exagérant sans cesse sa perversité ou ses infortunes ; mais c'est la sagesse même qui, sous des images riantes, insinue doucement ses maximes et persuade en se faisant aimer. »

Toutes ont un but moral, non point vague, mas se rapportant à un fait récent et dont le jeune duc ne pouvait éluder l'application. C'était un miroir dans lequel il était obligé de se reconnaître, bien que souvent il lui offrît de lui-même une image peu flatteuse. Tantôt c'est un faune qui relève en riant les fautes de Bacchus entant ; le jeune dieu s'irrite : « Comment oses-tu te moquer du fils de Jupiter ? — Hé ! répond le faune, comment le fils de Jupiter ose-t-il faire quelque faute ? » Dans le Fantasque, il retrace au duc de Bourgogne la fidèle histoire de ses inégalités et de ses emportements. Citons encore la Médaille, les Deux renards, les Abeilles, le Singe, etc. Ce petit ouvrage est devenu classique et se trouve entre les mains des élèves à côté du Télémaque.

Traité de l'Existence de Dieu (1713)

Cet ouvrage se divise en deux parties. Dans la première, l'auteur tire les preuves de l'existence de Dieu du spectacle de la nature et de la connaissance de l'homme ; il développe avec éloquence les enseignements qui résultent de l'ordre du monde et des causes finales. Fénelon embrasse l'ensemble du monde physique, la terre avec ses productions et ses éléments, le soleil, les planètes, les étoiles, et montre partout une main également industrieuse et puissante, mettant dans son ouvrage un ordre simple et fécond, constant et utile. De la nature inanimée, il passe aux animaux, qui sont encore plus dignes d'admiration que les cieux et les astres ; puis à l'homme qui est composé d'un corps et d'une âme ; d'un corps, façonné avec un art merveilleux, d'une âme capable de s'élever jusqu'à l'idée de l'infini.

Dans la seconde partie, Fénelon suit pas à pas la marche du
Discours sur la Méthode de Descartes pour prouver l'existence de Dieu.

Jugement :

« Quoique l'esprit chrétien domine dans ce Traité et que ce soit le prêtre de la religion révélée qui démontre le premier dogme de la religion naturelle, on y sent le disciple de Descartes cherchant Dieu par-delà la foi et pensant à ceux qui n'en peuvent recevoir la connaissance que par la raison. Il ne craint pas d’emprunter des preuves aux païens. Tantôt il raisonne de celte vérité sublime avec la subtilité de Socrate et de Platon, tantôt il la rend familière ou accessible à tous par l'aimable et facile éloquence de Cicéron. Ce qui se voit du chrétien dans ce Traité, c'est un désir plus vif et plus tendre de persuader ceux qui le liront et un choix de preuves qui s'adressent aux cœurs (Nisard). »

Dialogues sur l'Éloquence (1718)

Cet ouvrage ne renferme que trois dialogues dans lesquels Fénelon a imité la manière de Platon. Il se contente de distinguer ses interlocuteurs par les lettres A, B, C, ce qui diminue évidemment l'intérêt que la discussion aurait eu si, au lieu de personnages abstraits, l'auteur avait mis en scène des personnages réels.

L'occasion de l'entretien est la critique d'un sermon où un prédicateur s'est montré plutôt bel esprit qu'orateur par le choix de son texte et par les divisions artificielles qu'il y a établies.

Dans les deux premiers dialogues, l'auteur traite de l'éloquence en général, de son but, de ses principes, de ses moyens et de ses règles. Le troisième est particulièrement consacré à l'éloquence religieuse.

En exposant dans ce travail ses idées sur l'éloquence de la chaire, Fénelon s'était proposé de rechercher la méthode la plus sûre et la plus utile pour recueillir tous les fruits de la prédication. Il pense que les prédicateurs ne doivent pas composer des discours qui aient besoin d'être appris par cœur. « Considérez, dit-il, tous les avantages qu'apporte dans la tribune sacrée un homme qui n'apprend point par cœur. Il se possède, les choses coulent de source : ses expressions sont vives et pleines de mouvement. La chaleur même qui l'anime lui fait trouver des figures qu'il n'aurait pu trouver dans son étude. L'action ajoute une nouvelle vivacité à la parole ; ce qu'on trouve dans la chaleur de l'action est autrement sensible et naturel ; il a un air négligé et ne sent plus l'art. » Fénelon ajoute qu'une telle manière de prêcher suppose une méditation sérieuse et approfondie de son sujet, de la force de raisonnement et des connaissances acquises par la lecture des grands modèles.

Le célèbre orateur s'oppose aux divisions en trois points et aux subdivisions généralement adoptées dans les sermons. Cet ordre est arbitraire et nuisible à l'effet du discours. Il blâme aussi l'usage assez moderne de fonder un sermon sur un texte isolé et il recommande aux prédicateurs de prêcher souvent et de faire des sermons courts.

Jugement :

Ces principes ont paru fort judicieux à l'abbé Maury et l'on peut dire avec lui des Dialogues, « qu'on doit les regarder comme le meilleur livre didactique pour les prédicateurs, et que toutes les règles de l'art y sont fondées sur le bon sens et sur la nature.
Ces préceptes sont réduits à un petit nombre de conseils tirés d'une expérience personnelle : étudier les Saintes Écritures et les pères de l'Église ; éviter toute recherche de style ; dédaigner toute prétention d'effets oratoires et parler autant que possible d'abondance. »

Dialogue des Morts (1712)

Cet ouvrage, comme la plupart de ceux de Fénelon, a été écrit pour l'éducation du duc de Bourgogne. Le célèbre moraliste écrivait ces Dialogues selon ses divers besoins : tantôt pour corriger d'une manière douce et aimable ce que le caractère de son élève avait de défectueux, tantôt pour confirmer en lui ce qu'il y avait de bon et de grand ; tantôt enfin pour lui insinuer, par des instructions familières à la portée de son âge, les plus sublimes maximes de la bonne politique et de la morale. Tandis qu'il formait ainsi son goût, son cœur et son esprit, il lui apprenait en même temps la fable et l’histoire avec les caractères des grands hommes de l’Antiquité. Par là, unissant les préceptes et les exemples, il lui peignait la vertu dune manière sensible, intéressante, et lui montrait qu'elle n'est pas seulement belle et aimable dans la spéculation, mais encore que la pratique n'en est point au-dessus des forces de l'homme et que c'est par elle seule qu'un roi doit arriver à la véritable gloire.

Morale, philosophie, art militaire, littérature, peinture, sculpture, politique, tous les arts sont effleurés dans ces Dialogues. Le nom seul des interlocuteurs le démontre aisément. Nous y voyons converser Confucius et Socrate, Socrate et Alcibiade, Platon et Aristide, Coriolan et Camille, Alexandre et Clitus, Annibal et Fabius, Horace et Virgile, Louis XI et le cardinal La Ballue, le connétable de Bourbon et Bayard, Parrhasius et Poussin. Les principes sont toujours pleins d'humanité et conformes au caractère si doux et si aimable de Fénelon. Solon prouve à Pisistrate que le tyran n'est point heureux d'avoir la tyrannie et se trouve très malheureux de la perdre. Léonidas dit à Xercés qu'il est plus beau versant des pleurs après le désastre de Salamine qu'au faîte de sa puissance.
Henri IV affirme à Mazarin que le malheur seul peut faire les grands rois, et Richelieu prouve à Mazarin que la vraie liberté consiste à ne jamais tromper et à toujours réussir par des moyens honnêtes. L'amour de la patrie éclate à chaque ligne ; tantôt c'est Camille disant à Coriolan qu'on doit toujours obéir à sa patrie même ingrate ; tantôt c'est Bayard mourant qui soutient au connétable de Bourbon qu'il ne faut jamais porter les armes contre son pays.

En écrivant de mémoire ces
Dialogues, Fénelon sacrifie quelquefois l'exactitude historique à la morale ; mais l'erreur involontaire ne s'applique qu'au fait, à une circonstance quelquefois assez peu importante ; ce défaut est plus regrettable lorsque la dignité du personnage est sacrifiée pour mieux servir à l'instruction
du petit-fils de Louis XIV.

Lettre sur les occupations de l'Académie Française (1718)

Cet ouvrage fut le dernier écrit de Fénelon ; il le composa pour répondre au désir de l'Académie qui l'avait consulté sur les travaux qu'elle devait achever ou entreprendre. Il y traite successivement du Dictionnaire, d'un projet de Grammaire, d'une Rhétorique, d'une Poétique, de trois traités distincts sur la Tragédie, sur la Comédie et sur l'Histoire et termine cette Lettre par des considérations sur les anciens et les modernes.

On trouve partout dans cet ouvrage cette autorité douce et persuasive d'un homme de génie vieillissant, qui discute peu, qui se souvient, qui juge : aucune dissertation ne présente un choix plus riche et plus heureux de souvenirs et d'exemples. Fénelon les cite avec éloquence parce qu'ils sortent de son âme plus que de sa mémoire. On voit que l'antiquité lui échappe de toutes parts. Mais parmi tant de beautés, il revient à celles qui sont les plus douces, les plus naïves, et alors pour exprimer ce qu'il éprouve, il a des paroles d'une grâce inimitable (Villemain).

Aventures de Télémaque (1699)

Télémaque, fils d'Ulysse, inspiré par l'amour filial et par celui de la patrie, s'expose aux dangers d'un long voyage afin d'aller chercher son père, dont l'absence prolongée menace de causer de grands malheurs. Plusieurs prétendants se disputent la main de la reine, bien qu'on n'ait encore eu aucune nouvelle officielle de la mort de son époux. [Minerve, déguisée sous la figure de Mentor, accompagne le jeune prince, et fait servir tous les accidents du voyage à son instruction. Elle veut faire de Télémaque un digne fils d'Ulysse ; mais, au lieu de lui donner la sagesse tout d'un coup et comme une faveur spontanée, elle veut qu'il la désire par le spectacle des maux dont elle est le préservatif et le remède, et qu'il la mérite par le regret sincère de ses fautes, lorsqu'il lui arrive d'en commettre.

L'action s'ouvre dans l'Île de Calypso où Télémaque est jeté par un naufrage avec Mentor. La déesse, éprise de sa jeunesse et de sa beauté, lui fait des offres séduisantes pour le retenir près d'elle, et d'abord, elle l'engage à lui faire le récit de ses aventures. C'est donc de la bouche de Télémaque lui-même, que nous apprenons tous les événements qui se sont accomplis depuis le départ d'Ithaque, jusqu'au naufrage où il aurait péri infailliblement sans les secours et les conseils de Mentor. Tout ce que Télémaque a dit de lui-même, la bonne grâce et l'heureuse facilité de son langage, la modestie avec laquelle il reconnaît ses fautes, n'ont fait qu'accroître la passion de Calypso ; mais Télémaque, bien qu'il soit plein de reconnaissance pour les bontés que la déesse lui témoigne, n'éprouve point d'amour pour elle, et c'est une de ses plus jeunes nymphes, Eucharis, qui lui inspire une passion qu'on voit naître, dont on suit toutes les phases avec un intérêt croissant, et qui va faire oublier à Télémaque tous ses devoirs.
C'est à ce moment que Mentor, comme un habile chirurgien qui tranche un membre pour sauver le malade, le précipite dans la mer, et le force à gagner à la nage un vaisseau qu'il avait aperçu à quelque distance du rivage. Nous ne suivrons pas le jeune héros dans les différentes péripéties de son voyage ; nous signalerons seulement le long séjour du fils d'Ulysse auprès d’Idoménée, roi de Salente ; les maux que celui-ci s'est attirés par son orgueil et par la fausse idée qu'il se fait de la gloire ; l'intervention de Mentor, qui saisit cette occasion pour montrer à Télémaque comment la modération et la sagesse peuvent prévenir tous les malheurs d'une guerre inégale. Ici, Télémaque se sépare de Mentor ; il accompagne Nestor pour aller combattre les Dauniens pendant que Mentor reste avec Idoménée pour l'aider à réformer tous les abus qu'il avait laissés s'établir dans son gouvernement. Au camp des alliés, Télémaque rencontre Philoctète, qui lui fait le récit de ses aventures. C'est un des plus beaux épisodes du livre. Dans les combats, Télémaque montre le courage d'un héros ; mais son impétuosité et la fierté de son caractère lui font commettre des imprudences qu'il rachète ensuite par son empressement à les reconnaître et à les réparer.

L'image de son père s'étant présentée à lui plusieurs fois dans ses songes, il se persuade qu'Ulysse doit être mort, et, pour s'en assurer, il prend la résolution de l'aller chercher dans les enfers. Il sort du camp secrètement, accompagné de deux Crétois et se dirige vers la caverne d'Achérontia dans laquelle il ne craint pas de s'enfoncer au travers des ténèbres. Il arrive bientôt aux bords du Styx. Caron consent à le recevoir dans sa barque, et Pluton lui-même, lui permet de chercher son père. Il traverse le Tartare, où il voit les tourments qu'endurent tous les criminels ; puis il entre dans les Champs-Elysées où il est reconnu par son bisaïeul qui lui assure que son père est encore vivant, et qui l'engage à retourner à Ithaque.
Revenu au camp, Télémaque a de nouveau l'occasion de montrer sa valeur en combattant et en tuant de sa main l'impie Adraste. Les alliés veulent partager entre eux le pays des Dauniens vaincus, et ils offrent d'en détacher le territoire d'Arpi dont Télémaque deviendrait roi : mais celui-ci refuse et les décide à reconnaître Polydamas comme roi des Dauniens, tandis que le territoire d'Arpi est donné à Diomède.

Télémaque retourne alors à Salente, où il remarque de grands changements dont Mentor lui donne l'explication. Son cœur se laisse toucher par les charmes d'Antiope, fille d'Idoménée ; Mentor approuve son inclination, non sans lui faire comprendre qu'il doit d'abord songer à remplir son devoir qui est de retourner à Ithaque. Idoménée cherche à le retenir, mais Télémaque parvient à surmonter ses sentiments et s'embarque avec Mentor. Ils relâchent dans une île où ils rencontrent Ulysse ; Télémaque lui parle sans le reconnaître, mais il sent un trouble secret dont Mentor lui explique ensuite la cause. Enfin, Minerve reprend sa forme, et donne ses dernières instructions au fils d'Ulysse qui ne tarde pas à rejoindre son père à Ithaque.

Jugement :

« Rien n'est plus beau, dit M. Villemain, que l'ordonnance du
Télémaque ; et l'on ne trouve pas moins de grandeur dans l'idée générale que de goût dans la réunion et le contraste des épisodes. Les chastes et modestes amours d'Antiope, introduites à la fin du poème, corrigent d'une manière sublime les emportements de Calypso ; et l'intérêt de la passion se trouve deux fois reproduit sous l'image de la fureur et sous celle de la vertu. Mais, comme le Télémaque est surtout un livre de morale politique, ce que l'auteur peint avec le plus de force, c'est l'ambition, cette maladie des rois qui fait mourir les peuples, l'ambition grande et généreuse dans Sésostris, l'ambition imprudente dans Idoménée, l'ambition tyrannique et misérable dans Pygmalion, l'ambition barbare, hypocrite et impie dans Adraste. Ce dernier caractère est tracé avec une vigueur d'imagination qu'aucune vérité historique ne saurait surpasser. Cette invention des personnages n'est pas moins rare que l'invention générale du plan. Le caractère le plus heureux, dans cette variété de portraits, c'est celui du jeune Télémaque. Il réunit tout ce qui peut surprendre, attacher, instruire. Dans l'âge des passions, il est sous la garde de la sagesse, qui le laisse souvent faiblir, parce que les hommes font l'éducation des hommes ; il a l'orgueil du trône, l'emportement de l'héroïsme et la candeur de la première jeunesse. Ce mélange de hauteur et de naïveté, de force et soumission, forme peut-être le caractère le plus touchant et le plus aimable qu'ait inventé la muse épique…

« Pour achever de saisir dans
Télémaque, trésor des richesses antiques, la part d'invention qui appartient à l'auteur moderne, il faudrait comparer l'Enfer à l'Élysée de Fénelon avec les mêmes peintures tracées par Homère et par Virgile ; on sentirait tout ce que Fénelon a créé de nouveau, ou plutôt tout ce qu'il a puisé dans les mystères chrétiens, par un art admirable ou par un souvenir involontaire. La plus grande de ces beautés inconnues à l'antiquité, c'est l'invention de douleurs et de joies purement spirituelles, substituées à la peinture faible ou bizarre de maux et de félicités physiques. C'est là que Fénelon est sublime. Rien n'est plus philosophique et plus terrible que les tortures morales qu'il place dans le cœur des coupables ; et, pour rendre ces inexprimables douleurs, son style acquiert un degré d'énergie qu'on n'attendrait pas de lui, et que l'on ne trouve dans aucun autre. Mais, lorsque délivré de ces affreuses peintures, il peut reposer sa douce et bienfaisante imagination sur la demeure des justes, alors on entend des sons que la voix humaine n'a jamais égalés, et quelque chose de céleste s'échappe de son âme, enivrée de la joie qu'elle décrit.
Ces idées-là sont absolument étrangères au génie antique ; c'est l'extase de la charité chrétienne ; c'est une religion toute d'amour interprétée par l'âme douce et tendre de Fénelon… L'Élysée de Fénelon est une des créations du génie moderne, nulle part la langue française ne paraît plus flexible et plus mélodieuse.

« Le style de
Télémaque a éprouvé beaucoup de critiques. Il est certain que cette diction si naturelle, si doucement animée et quelquefois si énergique et si hardie, est entremêlée de détails faibles et languissants ; mais ils disparaissent dans l'heureuse facilité du style. L'intérêt du poème conduit le lecteur, et de grandes beautés le raniment et le transportent. Quant à ceux qui s'offensent de quelques mots répétés, de quelques constructions négligées, qu'ils sachent que la beauté du langage n'est pas dans une correction sévère et calculée, mais dans un choix de paroles simples, heureuses, expressives, dans une harmonie riche et variée qui accompagne le style et le soutient comme l'accent soutient la voix ; enfin, dans une douce chaleur partout répandue, comme l'âme et la vie du discours. »


D’après Daniel Bonnefon, Les écrivains célèbres de la France, ou Histoire de la littérature française depuis l'origine de la langue jusqu'au XIXe siècle (7e éd.), 1895, Paris, Librairie Fischbacher.